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L’homme surgit du crépuscule alors que la dernière lueur jaune-vert du soleil s’attardait encore à l’ouest. Il s’arrêta au bord du patio et appela :

— Monsieur Adams, vous êtes là ?

Le fauteuil craqua quand Christopher Adams sursauta, surpris par la voix. Puis il se souvint. Un nouveau voisin était venu s’installer de l’autre côté de la prairie, depuis un jour ou deux. Jonathon le lui avait dit… et Jonathon était au courant de tout à cent cinquante kilomètres à la ronde. De tout ce que disaient les hommes, les androïdes et les robots.

— Entrez donc, dit Adams. Vous êtes le bienvenu.

Il espéra que sa voix était aussi cordiale et aussi aimable qu’il le souhaitait.

En fait il n’était pas content. Il était même un peu irrité, troublé par cette silhouette soudaine qui surgissait du crépuscule et traversait le patio.

Il passa mentalement la main sur son front.

C’est mon heure, se dit-il. L’heure que je me donne. L’heure où j’oublie… où j’oublie les mille problèmes qui concernent d’autres étoiles. Où je les oublie et me tourne vers l’obscurité verte et le silence et les jeux d’ombres subtils du coucher du soleil qui appartiennent à ma propre planète.

Car ici, dans ce patio, il n’y a pas de rapports par mentophone, pas de classeurs robots, pas de conférences de coordination galactique… pas d’intrigues psychologiques, pas de courbes de réaction des extraterrestres. Rien de compliqué ni de mystérieux… Quoique je puisse me tromper, car il y a du mystère ici, un mystère feutré, paisible, que l’on peut comprendre et qui ne reste mystère que parce que je le veux ainsi. Le mystère de l’engoulevent dans le ciel qui s’assombrit, l’énigme de la luciole dans la haie de lilas.

Une moitié de son cerveau savait que l’étranger avait traversé le patio et qu’il tendait la main vers un fauteuil pour s’y asseoir, tandis que l’autre moitié s’interrogeait de nouveau sur ces corps carbonisés qui gisaient au bord du fleuve, sur la lointaine planète Aldébaran XII, et sur cette machine tordue, enroulée autour d’un arbre.

Trois êtres humains étaient morts là-bas… trois humains et deux androïdes, et les androïdes étaient presque des humains. Et les humains ne devaient pas mourir par la violence, à moins que ce fût par la violence d’un autre humain. Et même alors, ce devait être pour une affaire d’honneur avec toutes les formes et les règles du code du duel ou dans des affaires moins raffinées de vengeance ou d’exécution.

Car la vie humaine était sacro-sainte… il le fallait, sinon il n’y aurait plus de vie humaine. L’homme était si pitoyablement surpassé en nombre.

Violence ou accident ?

L’accident était ridicule.

Il y avait peu d’accidents, pour ainsi dire aucun. La quasi-perfection des mécanismes, l’intelligence et les réactions presque humaines des machines en face de tout danger connu avaient depuis longtemps réduit les accidents à un chiffre presque nul.

Aucune machine n’aurait été assez fruste pour aller percuter un arbre. Un danger plus subtil, moins apparent, peut-être. Mais jamais un arbre.

Il devait donc y avoir eu violence.

Et cela ne pouvait être une violence humaine car la violence humaine aurait été proclamée. La violence humaine n’avait, en effet, rien à craindre… il n’existait aucun recours à la loi, à peine un code moral dont un tueur humain relèverait.

Trois humains morts.

Trois humains morts à cinquante années-lumière de distance, et cela devenait une chose de grande importance pour un homme assis dans son patio sur la Terre. Une chose d’importance primordiale, car aucun homme ne devait mourir de mains autres qu’humaines sans une terrible vengeance. Aucune vie humaine ne devait être atteinte en quelque lieu de la galaxie que ce soit, sans être payée d’un prix monstrueux ; ou alors la race humaine s’éteindrait pour toujours et la grande fraternité galactique de l’intelligence s’effondrerait dans les ténèbres et les lointains qui l’avaient longtemps dispersée.

Adams s’enfonça plus profondément dans son fauteuil, se forçant à se détendre, furieux contre lui-même d’avoir pensé… car c’était sa règle que, à ce moment du crépuscule, il ne pensât à rien… ou du moins au minimum que pût atteindre son esprit.

La voix de l’homme sembla venir de très loin et pourtant Adams savait qu’il était assis près de lui.

— Belle soirée, dit l’étranger.

Adams eut un petit rire :

— Les soirées sont toujours belles. Les gens de la Météo ne permettent à la pluie de tomber que plus tard, quand tout le monde est endormi.

Dans un buisson en bas de la colline, une grive lança son chant du soir et les notes douces passèrent comme une main apaisante sur un monde ensommeillé. Le long de la rivière, une grenouille ou deux s’essayaient à leurs premiers coassements. Au loin, en quelque vague ailleurs, un engoulevent jeta son appel inquiet. De l’autre côté de la prairie et sur la pente des collines, des lumières apparurent çà et là dans des maisons.

— C’est le meilleur moment de la journée, dit Adams.

Il glissa sa main dans sa poche, sortit une blague à tabac et une pipe.

— Vous fumez ? demanda-t-il.

L’étranger secoua la tête.

— En fait, je suis venu ici pour affaires.

La voix d’Adams se fit tranchante :

— Alors, venez me voir demain matin. Je ne traite pas d’affaires en dehors des heures de travail.

— C’est au sujet d’Asher Sutton, dit doucement l’étranger.

Adams se raidit. Ses doigts tremblaient en bourrant maladroitement sa pipe. Il était content qu’il fasse noir et que l’étranger ne puisse le voir.

— Sutton reviendra, dit l’étranger.

Adams secoua la tête :

— J’en doute. Voilà vingt ans qu’il est parti.

— Vous ne l’avez pas rayé des contrôles ?

— Non, dit Adams, lentement. Il figure toujours sur la feuille de paye, si c’est cela que vous voulez dire.

— Pourquoi ? demanda l’homme. Pourquoi le gardez-vous sur cette liste ?

Adams tassa le tabac dans sa pipe tout en réfléchissant.

— Par sentimentalité, je suppose, dit-il. Par sentimentalité et par espoir. Espoir en Asher Sutton. Bien que cet espoir s’amenuise.

— Dans exactement cinq jours d’ici, dit l’étranger, Sutton sera de retour. (Il marqua un temps puis ajouta :) Tôt dans la matinée.

— Il n’y a aucun moyen, dit Adams nerveusement, qui vous permette de savoir pareille chose.

— Pourtant je le sais. C’est un fait enregistré.

Adams eut un reniflement :

— Ce n’est pas encore arrivé.

— Dans le temps qui est le mien, c’est arrivé.

Adams se dressa dans son fauteuil :

— Dans « votre » temps ?

— Oui, dit calmement l’étranger. Voyez-vous, monsieur Adams, je suis votre successeur.

— Dites donc, jeune homme !

— Pas jeune homme, dit l’étranger. J’ai une fois et demie votre âge. Je commence à me faire vieux.

— Je n’ai pas de successeur, dit Adams froidement. On n’en a pas encore parlé. Je suis encore bon pour une centaine d’années. Peut-être même davantage.

— Oui, dit l’étranger, pour plus de cent ans. Pour beaucoup plus que cela.

Adams s’adossa calmement à son fauteuil. Il porta sa pipe à sa bouche et l’alluma d’une main aussi ferme qu’un roc.

— Voyons cela tranquillement, dit-il. Vous dites que vous êtes mon successeur… que vous avez pris ma place après que je l’ai quittée ou après ma mort. Cela signifie que vous venez du futur. Non que je vous croie un seul instant, bien entendu, mais simplement pour discuter…

— L’autre jour, dit l’étranger, a été publiée une information à propos d’un homme nommé Michaelson qui prétendait être allé dans le futur.

— J’ai lu cela, fit Adams avec impatience. Durant une seconde ! Comment a-t-il pu savoir qu’il était allé une seconde dans le futur ? Comment a-t-il pu l’évaluer et le savoir ? Et quelle différence cela ferait-il ?

— Aucune, convint l’étranger. Pas la première fois, bien sûr. Mais la prochaine fois, il ira dans le futur cinq secondes. Cinq secondes, monsieur Adams. Cinq tic-tac de la pendule. L’espace d’une brève respiration. Il faut un commencement à tout.

— Le voyage dans le temps ?

L’étranger hocha la tête.

— Je n’y crois pas, dit Adams.

— Je le craignais.

— Au cours des cinq mille dernières années, reprit Adams, nous avons conquis la galaxie…

— Conquis n’est pas le mot juste, monsieur Adams.

— Bon, disons colonisé, occupé. Ce que vous voulez. Et nous avons découvert des choses étranges. Plus étranges que nous n’en avions jamais rêvé. Mais jamais le voyage dans le temps.

Il agita la main vers les étoiles.

— Dans tout cet univers là-haut, dit-il. Personne n’avait fait le voyage dans le temps. Personne.

— C’est chose faite maintenant, dit l’étranger. Depuis quinze jours. Michaelson a voyagé dans le temps, une seconde dans le temps. C’est un début. Il n’en faut pas plus.

— Soit, dit Adams. Disons que vous êtes l’homme qui prendra ma place dans cent ans environ. Et supposons que vous ayez voyagé à rebours dans le temps. Pourquoi ?

— Pour vous dire que Sutton reviendra.

— Quand il arrivera, je le saurai, dit Adams. Pourquoi dois-je le savoir maintenant ?

— Quand il reviendra, dit l’étranger, Sutton devra être tué.

Dans le torrent des siècles
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